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Un philosophe à l'épreuve des faits
UN PHILOSOPHE A L'EPREUVE DES FAITS
La fonction de la philosophie est d’apporter une réflexion et une pensée sur le monde qui nous entoure. Si sa puissance peut s’enraciner dans l’émotion, l’acte de philosopher dépasse l’émotion afin de penser. Et penser, c’est prendre du recul, c’est critiquer, c’est mettre à distance.
Face aux évènements terribles qui ont marqué la France, dont le peuple avait oublié le vécu de la violence politique, la philosophie nous serait-elle d’un certain secours ? Mais, dans une telle situation, nous comprenons ensemble que les causes des faits sont extrêmement complexes. En faire l’histoire est donc précipité. En outre, le propre de la philosophie est d’interroger le sens des concepts que nous utilisons. C’est donc cette dernière tâche que je vais tenter, avec vous, de mettre en œuvre : interrogeons-nous sur le sens des concepts que nous utilisons. Car, c’est en comprenant les problèmes que soulèvent nos concepts que nous pourrons mieux les maîtriser, et si l’homme pense avant d’agir, surtout en politique, alors cette pensée active aura-t-elle quelque portée pour nous ?
Les médias nous ont servi comme « philosophie » la réaction d’imminents « philosophes » à propos des attentats récents. Qu’ont-ils dit nos chers philosophes médiatiques ? Finkielkraut (sur i-télé), par exemple, a idéologisé en dénonçant les « quartiers populaires » qui n’ont pas assisté à la marche républicaine, puis en dénonçant la « violence islamiste », en dénonçant, enfin, la capitulation de la « France Black Blanc Beurre » puisque les blacks et les beurres n’étaient pas dans la rue contrairement au jour de « la victoire de l’équipe de France de Foot en 1998 » dixit Finkielkraut : en bref, toute la faute est à cette partie de la France non française des quartiers populaires à majorité immigrée et musulmane. Quelle leçon de philosophie !
BHL, quant à lui, dans les colonnes du Monde a appelé à une « guerre juste » contre un ennemi qu’il n’a pas d’ailleurs clairement désigné, les terroristes ? Les musulmans ? Ce n’est pas bien clair. Mais nous expliquera-t-il les raisons d’une guerre ? Nous expliquera-t-il les raisons du terrorisme ? Commencera-t-il à peine l’ébauche d’une réflexion sur les religions et la diversité des cultures ? Nous expliquera-t-il ce qu’est une « guerre juste » ? Sera-t-il assez bienveillant pour nous expliquer si la guerre est justifiable, légitime ? Non, pensez-vous ! Des injonctions à faire la guerre sans expliquer, sans justifier, sans définir, en un mot sans raisonner ! Oserons-nous l’appeler « philosophe » ? Et c’est bien pourtant le titre glorieux ( !) que lui confèrent nos médias. Reconnaissons qu’il a cette capacité rhétorique, devrai-je dire sophistique, pour habiller l’injonction irrationnelle à la guerre par de belles banalités sur les démocraties et leurs ennemis, les dictatures, les terroristes, etc.
J’ai précisément choisi ces deux personnages parce qu’ils interviennent dans de grands médias, et même si nous le regrettons, ces médias sont les plus suivis (aux deux sens du terme !) et forment bien souvent l’opinion dominante. Que dire de la philosophie dans les médias de masse ? Elle fait si peu de philosophie. Pire encore ! Le philosophe est l’habit de l’idéologue ; la philosophie le déguisement de l’idéologie. Des idéologues de la pensée déguisent un discours politique et idéologique sous les apparats de la pensée critique et objective que nous sommes tenus d’attendre d’un philosophe dont le discours est un examen critique et rationnel des idées et des opinions.
Ou peut-être cette dernière délimitation de la philosophie n’est-elle plus en vogue aujourd’hui ? Et pourtant ! Si la philosophie n’est pas l’art politique, elle est aussi, faut-il le rappeler, science politique. Et si nous considérons que l’art politique peut atteindre sa finalité quand il est éclairé par un savoir, par une science politique saine, alors nous comprendrons combien la philosophie, malgré la généralité de son discours, peut apporter une lumière et s’approcher au plus près de la situation.
Vous excuserez donc un homme philosophant de philosopher, et vous excuserez le lecteur philosophant (que vous êtes) de philosopher. Quand on voit que la ministre de l’Education Nationale veut que les enseignants luttent contre la diffusion de la théorie du complot, on ne peut s’empêcher de penser, à la vue des philosophes que les médias nous proposent, qu’il existe un véritable complot contre la philosophie ! Comment fera ce « salaud » de prof. de philo., en plagiant, tout en la déformant, la chanson des années 68 de Renaud, pour lutter contre lui-même ?
Faisant nôtre l’exigence de l’esprit critique et de l’esprit rationnel, nous devons soulever un certain nombre d’interrogations sur les attentats, questions qui portent précisément sur l’usage et la signification d’un certain nombre de notions et des faits qui sont liés à ces notions : 1) les religions ; 2) la liberté d’expression ; 3) la tolérance ; 4) la laïcité ; 5) la question de la légitimité de la violence et de la guerre ; 6) ce qu’est le terrorisme.
Un philosophe à l'épreuve des faits I: réflexions inachevées sur le fait religieux
La première notion que je voudrais interroger dans ce cadre est celle de religion. En effet, les attentats ont été commis au nom d’une religion. D’ailleurs, je n’oserai pas me risquer dans une analyse précise de telle ou telle religion, je tenterai d’examiner la notion en tant que telle dans sa généralité.
Evitant donc d’interroger la croyance de telle ou telle communauté, je propose une réflexion générale sur les religions et sur des faits déterminés liés aux religions. Adoptant la méthode philosophique, avant de donner une réponse, au moins est-il nécessaire de poser la question, méthode ignorée, semble-t-il, de nos « lauréats » de la philosophie pour les masses.
Ma réflexion sera donc structurée, assez librement, sur une série de questionnements.
- Puisque les attentats ont été commis au nom d’une croyance religieuse, d’une religion, rappelant ainsi les nombreuses guerres faites au nom de Dieu, cela signifie-t-il que les religions sont mauvaises en soi ? Ou faut-il considérer que la religion n’est pas une totalité unifiée, et parler ainsi de formes religieuses multiples qui présenteraient des caractéristiques différentes ? Ce questionnement peut être formulé plus brutalement : les religions sont-elles une aliénation à détruire pour libérer les hommes ou existe-t-il des formes religieuses bénéfiques, indifférentes ou tolérables ?
- Si tel est le cas, à partir de quels critères juger du caractère « approprié » des formes religieuses ?
- Si la religion peut être fanatique (d’autres idéologies peuvent l’être aussi), comment introduire à l’intérieur des religions sans les détruire un sens critique permettant de nuancer le dogmatisme religieux ?
- Puisque la tolérance est un principe universel, le croyant doit tolérer les morales athées, et l’athée doit respecter la morale religieuse, dans la mesure où ces morales sont privées et ne mettent pas en danger le vivre ensemble, comment pouvons-nous instaurer un dialogue entre les religions, entre les cultures, entre l’athéisme et la religion, entre les communautés, en un mot, entre des raisons ?
Commençons donc par isoler ce qu’on appelle le fait religieux que je distinguerai de la religion. La notion de « fait religieux » a l’avantage de considérer les pratiques religieuses d’un point de vue formel et universel, puisqu’elle peut être, dans un premier temps, désolidarisée de la notion de religion en tant que telle. Le fait religieux rappelle que la religion n’est pas une totalité unifiée, elle est faite d’une grande diversité d’approches. Occulter cette diversité nous empêcherait d’analyser correctement les phénomènes dont nous voulons parler. Un fait religieux désigne un acte (activité), une attitude (comportement, disposition psychologique), un geste (rite, culte) d’un ou de plusieurs hommes fondé sur la croyance au divin et dont la finalité est de mettre en relation l’homme avec ce divin. La relation cultuelle est alors faite d’un symbolisme mystérieux que la logique rationnelle ne peut justifier. C’est pourquoi le fait religieux est associé à la croyance ou à la foi.
Le divin peut revêtir plusieurs figures, mais il reste ce qui est 1) supérieur/séparé/transcendant, 2) sacré, 3) archétypal (l’origine et le commandement), être (absolu ou non) auquel le croyant rend un culte empreint de respect et de crainte.
Le divin est, en ce sens, toujours supérieur à l’homme, et c’est cette supériorité ou transcendance (dans le monothéisme en particulier) qui donne à l’homme et au monde l’existence, le sens et l’ordre. Ici, je souligne l’utilité de la distinction entre fait religieux et religion, car un fait religieux peut être isolé de la religion. De la même manière, les religions sont très distinctes entre elles, et des formes animistes de religion primitive ne peuvent être assimilées totalement avec les religions monothéistes (ce que d’ailleurs les religions monothéistes n’ont cessé de revendiquer).
Plus fondamentalement, un fait religieux est ce qui élève l’homme à la dimension symbolique du sacré. Ainsi, Durkheim [Les formes élémentaires de la vie religieuse, (1912), Livre de Poche, 1991, pp. 92 – 93] fait de la distinction entre sacré et profane un fondement de la religion : toute religion se constitue sur la classification des choses, des êtres et des symboles à partir de cette distinction. Une communauté religieuse est donc une communauté dont l’unité vient d’une identification partagée entre tous à propos de ce qui est sacré et profane. Et ce partage peut se faire en l’absence de Dieu (personne divine) qu’il ne faut pas confondre avec le divin (le divin étant l’être transcendant et sacré, quelle que soit sa nature). Mais, de ce point de vue, Durkheim préciserait la définition du fait religieux : ce qui traduit le culte en une valeur sacrée ou un être sacré. Car, le transcendant est toujours existant.
Je vais maintenant m’arrêter sur la notion de religion, et plus particulièrement sur la religion monothéiste (pour des raisons philosophiques et historiques). La notion de religion ajoute une signification de taille au fait religieux : la religion est une « institution sociale caractérisée par l’existence d’une communauté d’individus » (Vocabulaire technique et critique de la philosophie par Lalande). La religion est, par définition, liée à une communauté dont les membres sont réunis autour de croyances, de rites, de cultes et de formules partagés entre eux. Ils partagent aussi un lieu qui représente le passage du profane au sacré, le temple, l’église, la synagogue, la mosquée, etc. En un certain sens, la religion fait la communauté. Et quand elle est exclusive à l’intérieur d’un territoire donnée, elle fait la société. Même si la religion peut se dire d’un système individuel de sentiments, il reste que c’est le premier sens indiqué qui nous interroge fondamentalement. La religion fait d’autant plus la communauté qu’elle exige une morale commune, et quand elle est associée au pouvoir politique, elle peut même être au fondement de la justice, etc. Dès lors, la religion exerce une autorité ou un pouvoir sur la société : cette autorité peut n’être que privée, comme dans un système démocratique et laïque, mais elle peut être associée au pouvoir politique. Par conséquent, les religions ont nécessairement une répercussion sur le vivre ensemble, à tout le moins dans la sphère de la communauté religieuse puisqu’elle fonde une morale, une éthique, une pratique, etc. Ainsi, une communauté religieuse se rassemble autour d’une morale déterminée par la structure sacré/profane qui la caractérise.
La religion monothéiste s’est distinguée par l’adoption d’un unique Dieu, ce qui l’oppose à la religion polythéiste ou aux religions animistes. D’après Voltaire, le polythéisme gréco-romain, grâce à son acceptation de la multiplicité des dieux, tolérait les dieux des autres religions à partir du moment où cette tolérance ne remettait pas en cause la hiérarchie politique. En effet, il est possible de distinguer les religions cultuelles (religions qui rendent un culte aux dieux afin de les associer à leurs entreprises humaines) et les religions morales (dont le sens est de faire en sorte que le croyant par la poursuite d’une morale, d’une discipline s’élève à la divinité), le polythéisme étant essentiellement cultuel (en tout cas le polythéisme gréco-romain). Remarquons d’ailleurs que les philosophes grecs ont remis en cause la religion cultuelle (indifférente à la moralité) et qu’ils ont tenté de faire de Dieu un être absolu associé au Bien (comme le font Platon et Aristote). Cependant, par la diversité des dieux et l’indifférence de la religion à l’égard d’une morale d’élévation spirituelle, le polythéisme se moquait de la croyance aux autres dieux, tant que cela ne desservait pas le rapport du culte et du pouvoir politique. D’une certaine manière, le monothéisme introduisit les idées de mono-morale, mono-culte, mono-autorité, etc. Autrement dit, avec le Dieu unique, apparaît la morale unique, le culte unique, l’autorité unique, ou en tout cas, la position explicite d’une religion vraie ou supérieure aux autres. C’est cet ensemble d’identifications que le monothéisme a entraîné par sa diffusion. L’étymologie du terme catholique indique clairement cette idée. Notons d’ailleurs le paradoxe dans lequel cette idée a plongé le catholicisme : d’un côté, il apparaît comme le plus ouvert puisque tout homme peut trouver le salut dans la voie du Christ, et d’un autre côté, il apparaît comme une religion fermée parce qu’elle a voulu s’imposer à tous. Par l’unicité de Dieu, Dieu n’est plus l’objet d’un récit temporel, comme dans la plupart des mythes primitifs, Il est l’éternité, l’immuable, en un mot l’Absolu, et l’Absolu est le transcendant, le sacré, le commandement absolu.
Dès lors, la religion peut mener (caractéristique qu’elle partage avec d’autres formes d’autorité ou de pouvoir) à l’intolérance parce qu’elle pose des dogmes et des normes absolus comme le Dieu qui les fonde. Elle pose, en même temps, une classification entre ce qui appartient au sacré et ce qui appartient au profane, faisant de cette classification un fondement de la pratique religieuse. Pour répondre à notre première question, indépendamment de la vérité ou non de la foi religieuse, il faut remarquer que toute religion, en particulier le monothéisme, a une tendance naturelle à être dogmatique. Elle pose des dogmes qui déterminent ce qui est réellement, ce qui est sacré, ce qui est bon et juste.
Pourtant dogmatisme ne signifie pas fanatisme. Le fanatique est celui qui croit avoir une relation privilégiée avec le sacré et le divin, qui croit être chargé par le divin d’une mission, ce qui lui confère, à ses yeux, le droit, la légitimité et le pouvoir de contraindre les autres à ses propres convictions religieuses quels que soient les moyens utilisés, avec une particulière accointance pour l’usage de la violence. La violence apparaît comme le moyen le plus approprié pour contraindre le mécréant qui est par définition déviant et inférieur. D’un point de vue critique, la violence est l’ultime recours pour contraindre l’autre à ce qui ne peut être justifié rationnellement et raisonnablement.
Si cette tendance suit son cours sans limites, la religion s’apparente alors à un système « totalisant » et « intolérant ». Il y a de très nombreux exemples historiques qui illustrent ce fait. Force est même de constater que c’est aussi la tendance « naturelle » des formes primitives de civilisation qui excluent, comme le remarque Lévi-Strauss, les autres cultures de l’homme. Il revient donc aux religions de mettre en œuvre une critique des formes religieuses fanatiques afin de condamner le fanatisme comme forme déviante et inacceptable de la religion, elles ont à extraire de leurs seins les formes fanatiques de pratique et de croyance par une critique intransigeante de celles-ci. Je souligne le fait que cette mise à distance doit se faire par les savants religieux eux-mêmes, et non pas seulement par ceux qui n’appartiennent pas à la communauté religieuse.
Or, c’est là où toutes les difficultés apparaissent : comment un dogmatisme peut-il accepter une forme de critique interne ? Pourtant, c’est bien le défi, à mon avis, des religions dans un contexte historique qui remet en cause leur dogmatisme. Cependant, n’oublions jamais que dogmatisme et fanatisme ne se rencontrent pas seulement dans les religions.
Pour conclure, les religions doivent se constituer en dogmatisme ouvert et tolérant. Dogmatique, toute religion le restera plus ou moins, car, dans le cas contraire, elle se nierait et s’autodétruirait. Ouverte et tolérante, les religions devront s’y efforcer sans renier leur identité, en laissant aux autres religions ou aux morales athées un droit d’exister et un droit de s’exprimer. Mais la société démocratique et laïque ne doit pas être en retour un athéisme de combat, mais doit reposer en droit comme en fait sur une neutralité vis-à-vis des convictions philosophiques et spéculatives, vis-à-vis des formes religieuses de pratique (à part dans des cas que nous déterminerons plus tard) et doit reposer sur une défense des droits fondamentaux. Car, comment cette société pourrait-elle revendiquer la tolérance des religions face à ce qui n’est pas religieux sans être elle-même tolérante dans une certaine mesure à l’égard des croyances religieuses ? Ce serait contradictoire à moins de penser que la religion est en soi aliénation. Mais si cette dernière idée pourrait se défendre philosophiquement, elle ne peut, en aucun cas, devenir un principe de l’action politique sans quoi la société démocratique et laïque serait plus dogmatique encore que le dogmatisme qu’elle combat, et mènerait à l’exclusion d’un pan entier de l’humanité.
Convenons donc, d’après ce qui précède, que les actes de terrorisme vécus en France sont du ressort d’une forme fanatique d’une religion, forme associée à un contexte politique de conflit entre des communautés ; que la religion musulmane n’est pas dans sa totalité ni dans son unité associée à un tel fanatisme ; mais que celle-ci, comme d’autres religions, doit opérer une critique de ce fanatisme et extraire de ses pratiques les formes religieuses « inappropriées ». Et ceci vaut pour l’ensemble des religions. Il ne faut pas occulter, mais ce n’est pas mon propos pour l’instant, l’ensemble des facteurs et des causes d’ordre politique, géopolitique, économique et social dans le terrorisme. Car, finalement, le terrorisme doit certainement être traité comme un problème politique et non comme un problème religieux ou culturel.
La logique de ce raisonnement nous mène à la question de la détermination de ce qu’est une forme « appropriée » de la religion et les critères qui permettent de les établir.
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