La tête dans les nuages
Personnages
Strepsiade
Phidippide, fils de Strepsiade
Une servante
Ami de Strepsiade
Socrate
Disciple de Socrate
La scène se déroule dans la ville d’Athènes. En quel siècle ? Au Ve. Ou peut-être au XXe !
Acte premier
La scène représente une maison, une chambre qui donne sur un salon, un lit, une lampe.
SCÈNE PREMIÈRE. STREPSIANDRE, PHIDIPPIDE, UNE SERVANTE
Strepsiandre : Aie, aie, aie. Ô Dieu, seigneur Dieu, quelle longueur ont ces nuits ! Cela n’en finit pas ! Il ne fera donc jamais jour ? Et pourtant, il y a longtemps que j’ai entendu le coq. Et mes bonnes, elles ronflent ! Il n’en était pas ainsi autrefois. Maudite révolution, maudits droits de l’homme ! Il ne m’est même plus permis de châtier ses bonnes. Lui, non plus, l’honnête homme que voilà, racaille, ne se réveille de la nuit, mais pour péter, ça y sait faire péter toute la nuit, un vrai concert. (Il se recouche). Allons, ronflons encore bien enveloppé sous l’édredon. Mais, malheureux de moi, je n’arrive pas à dormir, rongé de soucis que je suis… la dépense, la mangeoire et toutes mes dettes ! A cause de qui ? De ce fils-là ! Lui, il est tranquille, il porte la casquette avec le crocodile dessus, il s’est acheté une voiture plus grosse que la maison, porche ou quelque chose comme ça. Et toute la nuit, il en rêve, vroum, vroum, vroum ! Et moi pendant ce temps-là je pense à la fin du mois. (Il réveille une de ces bonnes). Eh petite, allume la lampe ; va me tirer mon livre de compte, que j’y lise tous ceux à qui je dois du pognon, et combien il va nous rester à la fin du mois. Ah ça, voyons, qu’est-ce que je dois ! Mil deux cent francs à la banque aristocratique ! Pourquoi je leur dois autant ? Pourquoi ai-je emprunté déjà ? Ah oui, quand j’ai acheté la caisse et ses nombreux chevaux au môme. Ah, misérable, j’aurai préféré encaissé un coup de pieds aux fesses !
Phidippide : (Allongé dans le lit, il rêve.) Combien de tours de courses il reste ?
Strepsiandre : A moi ton père combien tu fais faire de courses, oui plutôt ! (reprenant son compte) Après la banque aristocratique, trois cent balles pour remonter le cardan arrière, la paire de roues et les gentes chromées, tout ça à la caisse des dépenses.
Phidippide : (Toujours rêvant) Eh passe la vitesse supérieure, non, non rétrograde, y’a le virage. Fais gaffe ! C’est un char, il roule bien quand même.
Strepsiandre : C’est moi que tu as roulé.
Phidippide : ils remontent, enfume-les d’une accélération terrible.
Strepsiandre : C’est moi que tu as enfumé ! J’ai déjà le notaire sur le dos, il menace de tout prendre, et lui t’en fais pas qu’il part aux quarts de tours.
Phidippide : (se réveillant) T’as vu, mon père, qu’est-ce que tu nous fais là à me réveiller en tournant toute la nuit ! (Il tire les couvertures)
Strepsiandre : Il me découvre même de mes couvertures.
Phidippide : Laisse béton, le vieux, tu peux me laisser dormir tranquille !
Strepsiandre : Dors donc. Mais ces dettes, sache qu’elles retomberont toutes sur ta casquette. Ah, tout ça c’est la faute de ta mère. La voisine qui me monta la tête pour me faire épouser ta mère. J’avais une vie de paysan à la campagne, à l’abri du balais, vautré à l’abandon, foisonnante de bonne chair, de bon rouge. Et voilà que j’épouse la nièce de Mégaclès, moi campagnard, la petite bourgeoise, la petite citadine, la mijaurée. Le jour du mariage, à table à côté d’elle, je sentais le vin nouveau, les claies au fromage, la soie, l’abondance ; elle, les parfums, la rose, les baisers lascifs, rien que dépense, rien que gourmandise, remplie de désirs amoureux. Je ne dirai pas qu’elle fût paresseuse ; au contraire, toute excitée, elle voulait me déchirer ce manteau-ci que j’interposai entre elle et moi pour me défendre de ses assauts, en lui disant « ma femme tu m’en demandes déjà trop ».
La servante : L’ampoule a grillé.
Strepsiandre : Et pourquoi l’as-tu laissé se griller ? Viens ici que je te batte.
La servante : Pourquoi me battre ?
Strepsiandre : Parce que tu l’as laissée se griller. (La servante change l’ampoule). Allez, sort maintenant. Plus tard, comme venait de nous naître le fils que voilà, à moi et à mon excellente épouse, ce fut sur le nom à lui donner qu’alors nous nous sommes querellés. Ce fils, comme elle le cajolait et le câlinait : « quand tu seras grand, lui disait-elle, et que tu conduiras ton char cabriolé, comme Achille, en allant sur Troie, vêtu d’une robe persienne à la mode… » ; alors que moi je lui disais : « quand, plutôt, tu ramèneras te chèvres de la prairie, comme ton père, vêtu d’une peau de bique… » Mais il n’a pas voulu le moins du monde écouter mes paroles, et répandit la véhicolite sur mes biens ! C’est une maladie de la bourse. Maintenant donc, à force de chercher une route, j’en ai trouvé une seule, une voie merveilleuse. Si je décide à la prendre, je suis sauvé. Mais je veux d’abord l’éveiller. Comment faire pour l’éveiller le plus agréablement possible ? Réveille-toi, mon petit. (Il agite une bourse qu’il sort de dessous le matelas. Les pièces résonnent.) Ecoute-moi.
Phidippide : Quel est ce bruit agréable ? Tu sais me prendre par les sentiments.
Strepsiandre : Embrasse-moi et donne-moi ta main droite.
Phidippide : la voilà. Qu’y a-t-il ?
Strepsiandre : Dis-moi, tu m’aimes ?
Phidippide : Oui, comme mon char cabriolé, la déesse des berlines.
Strepsiandre : Oh ! Ne me parle pas de ta déesse. C’est elle qui est la cause de mes maux. Mais, si tu m’aimes vraiment du fond du cœur, mon enfant, accepte ce que je vais te demander.
Phidippide : Causes toujours ?
Strepsiandre : Change tout à fait et au plus vite ta manière de vivre, et va apprendre ce que je te recommanderais. (Il agite la bourse).
Phidippide : Elle m’a l’air bien remplie cette bourse. Eh bien, parle. Quels sont tes ordres ?
Strepsiandre : M’obéiras-tu un peu ?
Phidippide : Je t’obéirai. Mais, attention, je sais compter. S’il y a bien une chose utile en arithmétique, c’est tenir ses comptes. Je ne me vendrai pas à n’importe quel prix !
Strepsiandre : Tu sais à l’école, dans un coin à l’abri des regards, il y a une petite maison avec une seule porte ?
Phidippide : Je vois. Et qu’est-ce qu’il y a alors ?
Strepsiandre : Des âmes sages, c’est l’école des philosophes, le « pensoir ». Là-dedans habitent des gens qui, parlant du ciel du haut de leur perchoir, vous persuadent que tout ça ce n’est qu’un foutoir, qu’il est tout autour de nous, et que nous en sommes les fous. Ces gens-là vous apprennent, moyennant de l’argent, à faire triompher par la parole toutes les causes, justes et injustes.
Phidippide : Qu’est-ce que ça me fait ?
Strepsiandre : Je ne sais pas exactement leur nom : ce sont des médito-penseurs, d’honnêtes personnes.
Phidippide : Peuh ! Des gueux. Tu parles de ces bavards, ces faces blêmes, de ces clodos, dont font partie ces blaireaux de Socrate et de Chéréphon. Ils sont si détestables qu’ils payeraient pour qu’on les écoute.
Strepsiandre : Hé, hé, tais-toi… Ne fais pas l’enfant. Si tu as quelques soucis que ton père ait du pain à manger, deviens-moi sur le champ l’un d’eux, et quitte ta vie cavalière, ta passion motorisée.
Phidippide : Ah non ! Même contre du blé je refuse.
Strepsiandre : Va, je t’en supplie, toi qui m’es plus cher que personne, va te faire instruire.
Phidippide : Et que veux-tu que j’apprenne ?
Strepsiandre : Il y a chez eux, dit-on, à la fois les deux raisonnements, le fort, tel quel, et le faible. L’un de ces raisonnements, le faible l’emporte tout de même, dit-on, en plaidant les causes injustes. Ils sont capables de renverser l’opinion de l’auditoire et de sauver les causes que l’on croit perdues d’avance. Si donc tu me fais le plaisir d’apprendre ce raisonnement, l’injuste et le faible, ce que je dois maintenant à cause de toi, toutes ces dettes, je n’en paierai pas un franc, à personne.
Phidippide : Pourtant, l’injuste est le plus souvent le fort.
Strepsiandre : Certes, mais nous sommes pauvres. C’est notre dernière manœuvre pour nous sauver de la banqueroute. Qu’on ne redevienne pas des esclaves pour dettes !
Phidippide : Père, Je ne t’obéirai pas. Je n’oserai plus aller en ville, me présenter devant mes amis. Ils se railleront de moi. Ils se moqueront de ma nouvelle dégaine.
Strepsiandre : Alors, tu ne mangeras plus à mes dépens, ni toi, ni ton équipage à cinq chevaux. Je te chasserai de la maison et tu iras… aux corbeaux.
Phidippide : Mais mon oncle Mégaclès ne me laissera pas sans le sou, je rentre chez lui, et de toi, je m’en fous.
Strepsiandre : Eh bien, moi non plus je ne resterai pas à terre, d’être tombé de ces chevaux. Mais après avoir prié dieu, je me ferai instruire moi-même et vais de ce pas au perchoir, euh au pensoir. (Hésitant) Comment donc, vieillard, sans mémoire, à l’esprit lent, apprendrai-je les finesses philosophiques ? Mais il faut que je trouve un moyen de le persuader.
Phidippide : La discussion est close. Je me tire au volant de mon engin.
SCÈNE DEUXIÈME. STREPSIANDRE, UN AMI
Ami : Ô Strepsiandre, si tôt debout ! J’ai vu de la lumière alors je suis rentré. Que vous arrive-t-il donc ! Et j’ai vu ton fils s’en aller comme une flèche. J’entends ses roues gronder.
Strepsiandre : Ah ! Toi, tu pourras m’aider. Il faut que je persuade mon fils de rentrer à l’école des philosophes pour apprendre à vivre de peu et apprendre à parler sur toutes choses sans rien savoir, mais tout en ayant l’air de le savoir.
Le serviteur : Quelle école ? Il y en a plusieurs ! Il y a ceux qu’on appelle les « chiens » dont le maître est Diogène. Tu sais celui qui a lancé la mode de la caravane. Il a pour seule maison un tonneau ouvert en haut et en bas. Un modèle d’économie ! Son tonneau est à la fois son vêtement, son véhicule, il faut voir comme il peut rouler avec, sa maison, sa boite aux lettres, son siège. C’est le tout en un. Pas le deux, pas le trois, pas le quatre en un ! Non, le tout en un. J’ai ouïe dire que c’était même son cabinet particulier, qu’il recevait ses patientes à l’intérieur. Il fréquente beaucoup Socrate, Socrate est comme son maître, sauf que Diogène préfère la vie itinérante. Il faut reconnaître que Diogène ne coûte pas un sou : il dort n’importe où, mange ce qu’il trouve. L’hiver, il se réchauffe en frottant de la neige ; l’été, il se rafraîchit en se roulant dans le sable chaud. Il n’y a pas plus économe. Cette école n’a rien avoir avec ceux qu’on appelle les sophistes. Ils ont au contraire un grand train de vie et se font payer chers les leçons. On dit que Protagoras se fait payer cent euros la leçon d’une heure.
Strepsiandre : Quoi, cent euros ! Je n’irai surtout pas le voir. Moi, je te parle de l’école de Socrate. C’est bien moins cher, c’est presque gratuit, je crois.
Ami : Socrate est un drôle. Avec Protagoras, t’es à coup sûr gagnant. Avec Socrate, t’es à coup sûr perdant. On raconte même que Protagoras a fait un pari avec un de ses clients : si son client perdait son procès, il lui rembourserait les leçons ; s’il gagnait, il ne le rembourserait pas. Si ce n’est pas être gagnant à tous les coups !
Strepsiandre : Si on écoute les rumeurs, on ne peut se fier à personne. Il y aura toujours quelqu’un pour médire d’un autre quel qu’il soit.
Ami : Certes. Mais certains ont meilleure réputation que d’autres. Si c’est gratuit, c’est qu’il y avoir quelque vice caché derrière. La gratuité est signe suspect de nos jours.
Strepsiandre : Oui, mais la rumeur change vite de teneur. Socrate est une valeur sûre, fidèle à lui-même, à jamais railler par les Athéniens, mais insensible à ces injures. C’est pour cela que nous l’admirons malgré tout. Mais ce qui m’intéresse surtout, c’est qu’il possède le secret de renverser les discours. Je veux qu’il m’apprenne à persuader les banquiers et les juges de ne pas recouvrir l’argent que je leur dois.
Ami : L’intention est bonne, mais crois-tu que cela marchera ? De plus, c’est à Protagoras qu’on reconnaît cette capacité. Il se trouve d’ailleurs en visite à Athènes, tu pourrais en profiter pour aller à sa rencontre.
Strepsiandre : Et le payer cent euros, m’endetter presque pour l’écouter quelques heures. J’y réfléchirai, mais je rendrai d’abord visite à Socrate pour voir ce qu’il en est. On verra bien. Ce qui m’inquiète maintenant, c’est trouver une ruse pour convaincre mon fils.
Ami : Je crois que j’ai une idée. J’ai aperçu plusieurs fois ton fils faire la cour à une charmante demoiselle du quartier bourgeois d’Athènes. Tu pourrais lui montrer tout l’intérêt de philosopher pour charmer les femmes.
Strepsiandre : Il m’en a jamais parler. Comment le sais-tu ?
Ami : J’observe…les jeunes hommes.
Strepsiandre : Comment tu observes les jeunes hommes ?
Ami : Je veux dire que je me soucie de leur bien-être surtout lorsqu’ils sont les enfants de mes chers amis.
Strepsiandre : Il y a quelque chose qui me dérange. Les filles du quartier bourgeois, elles aiment beaucoup l’argent. J’en sais quelque chose, je me suis marié avec l’une d’entre elles ! Et il est hors de question de répondre à ces envies. Comment fera mon fils pour la satisfaire ? Je peux déjà te donner la réponse : il m’obligera de nouveau à contracter des créances. Hors de question, tu m’entends ! Hors de question.
Ami : Tu n’es pas contraint de conclure la démarche. Il suffit de le lui faire croire. En outre, et c’est mon avis, la jeune fille refusera d’elle-même, car elle vise plus haut.
Strepsiandre : Vise plus haut, vise plus haut ! Mais nous sommes hauts. D’une grande famille de propriétaires….
Ami : Ruinés…
Strepsiandre : Reconnus…
Ami : Bouseux.
Strepsiandre : Quels mots terribles dans ta bouche ! Ruiné… En difficulté serait une expression plus appropriée. Ton conseil et ton expertise me paraissent tout à fait pertinents. A tout réfléchir, ta ruse m’a l’air bonne.
Ami : Tu voudras bien me remercier pour ma sagesse.
Strep : Te remercier, te remercier… Merci.
Ami : Merci, merci, ça ne nourrit pas un homme.
Strepsiandre : (Cherchant dans sa bourse) Toi aussi, tu cherches à me dévaliser. Et cela se dit ami ! Tiens une pièce. Et je vais de ce pas me rendre à l’école de Socrate pour tater le terrain.
Acte II
La scène se partage entre l’entrée extérieure et une cour extérieure.
SCÈNE PREMIÈRE. STREPSIANDRE, UN DISCIPLE DE SOCRATE
Strepsiandre : (Devant la porte à l’entrée extérieure) Il faut y aller. Qu’est-ce que j’ai à lanterner au lieu de frapper cette porte ? (Il frappe) Petit ! Petiot !
Un disciple : (A l’intérieur) Allez aux corbeaux ! Allez-vous faire voir chez les Grecs ! Qui frappe à la porte à cette heure si matinale ?
Strepsiandre : Strepsiandre, Le fils de Phidon, du quartier agricole.
Disciple : Malappris que tu es, nom de dieu, pour avoir avec un pareil sans-gêne heurté si fort la porte et fait avorter l’idée toute trouvée que j’avais en tête.
Strepsiandre : Excuse-moi, j’habite loin dans la campagne. Mais dis-moi un peu la chose avortée.
Disciple : Il n’est permis de la dire qu’aux autres élèves.
Strepsiandre : Dis-la moi sans crainte, car tel que tu me vois, c’est pour être élève que je suis venu au pensoir.
Disciple : Alors je te la dirai. Mais il faut tenir ces choses-là pour des mystères. Socrate demandait tout à l’heure à Chéréphon combien de fois une puce saute la longueur de ses pattes ? C’est un problème très pratique. Elle avait mordu Chéréphon au sourcil et sauté sur la tête de Socrate.
Strepsiandre : Raconte-moi tout. Comment donc a-t-il mesuré cela ?
Disciple : Fort ingénieusement. Il a fait fondre de la cire ; ensuite, prenant la puce, il en a trempé les deux pattes dans cette cire ; la puce une fois refroidie fut comme chaussée de tongues. Il les détacha et avec elles mesura la distance.
Strepsiandre : Oh ! Mon dieu, quelle subtilité d’esprit !
Disciple : Quel étonnement s’emparerait de toi, si tu connaissais une autre trouvaille de Socrate ?
Strepsiandre : Laquelle ? Je t’en supplie, dis-la moi !
Disciple : Chéréphon lui demandait si son opinion était que les moustiques bourdonnent par la trompe ou par le derrière ?
Strepsiandre : Et qu’a dit Socrate des cousins ?
Disciple : Il affirmait que le moustique a l’intestin resserré ; or, ce canal étant grêle, l’air y passe avec force droit jusqu’au derrière ; puis, s’évasant à la suite de cette étroitesse, le derrière résonne par la violence du souffle.
Strepsiandre : C’est donc une trompette que le derrière des moustiques ! Ô trois fois heureux l’auteur de cette intestigation ! Certes, il lui serait aisé, s’il était accusé, d’échapper à une condamnation, celui qui connaît à fond l’intestin des cousins.
Disciple : Et dernièrement donc il fut frustré d’une grande pensée par un lézard.
Strepsiandre : Comment cela ? Raconte-le-moi encore.
Disciple : Comme il observait la lune pour étudier son cours et ses révolutions, voilà qu’au moment où il regardait en l’air la bouche ouverte du haut du toit, la nuit, un lézard moucheté lâcha sur lui sa… fiente.
Strepsiandre : Délicieux ! Un lézard qui lâche sa fiente sur le professeur Socrate.
Disciple : Pas plus tard qu’hier soir nous n’avions pas à souper.
Strepsiandre : Bon. Et quel tour pour vous donner à manger imagina-t-il ?
Disciple : Sur la table il répandit une fine couche de cendre, recourba une petite broche, s’en servit comme d’un compas et nous fit… le coup du manteau dérobé à la palestre.
Strepsiandre : Qu’avons-nous donc à admirer ce fameux Thalès ? Ouvre, ouvre vite le pensoir, et monte-moi au plus tôt ce Socrate. Je brûle d’être son élève. Mais ouvre donc la porte. Ô par Sainte Marie ! D’où sortent ces animaux-là ?
SCÈNE DEUXIÈME. STREPSIANDRE, DISICIPLE, DISICPLES
La porte ouverte, on voit à l’intérieur, dans des postures diverses de méditation, les élèves du maître, pâles et émaciés.
Disciple : Qu’est-ce qui t’étonne ? A quoi trouves-tu qu’ils ressemblent ?
Strepsiandre : A des prisonniers. Mais qu’ont-ils bien à regarder ainsi à terre, ceux-là ?
Disicple : Ils cherchent ce qu’il y a sous la terre ?
Strepsiandre : C’est sans doute des oignons qu’ils cherchent. (Les apostrophant). Ne vous mettez donc pas en peine pour cela ; je sais où il y en a de gros et de beaux. Et que font donc ceux-ci, tout courbés vers le sol ?
Disciple : Ceux-là scrutent l’Erèbe, les Enfers jusqu’au fond du Tartare.
Strepsiandre : Qu’a donc leur derrière à regarder le ciel ?
Disciple : Il s’instruit pour son compte dans l’astronomie. (A des disciples venus près de la porte). Mais rentrez, vous autres, que le Maître ne vous trouve pas là.
Strepsiandre : Pas encore, pas encore ; qu’ils restent ; qu’ils restent. J’ai à leur communiquer une petite affaire à moi.
Disciple : Mais il ne leur est pas possible de rester au grand air, hors de l’école, trop longtemps.
Les disciples rentrent.
Strepsiandre : (avisant quelques objets) Au nom de dieu, qu’est-donc que tout ceci ? dis-moi.
Disciple : C’est de l’astronomie, cela.
Strepsiandre : (Montrant un autre objet) Et cela, qu’est-ce ?
Disciple : De la géométrie.
Strepsiandre : Et à quoi cela sert-il ?
Disciple : A mesurer la terre.
Strepsiandre : La terre, comme les champs qu’on distribue en lots.
Disciple : Non, mais la terre entière.
Strepsiandre : C’est charmant ce que tu dis là. L’idée est démocratique et utile.
Disciple : (montrant une carte) Voilà devant toi le circuit de toute la terre. Vois-tu ? Ici, c’est Athènes.
Strepsiandre : Que dis-tu ? Je n’en crois rien ; car je ne vois pas l’assemblée.
Disciple : Dis-toi que cela représente bien le terroir antique.
Strepsiandre : Et où est le quartier sud ?
Disciple : Là, ils sont là. Athènes, comme tu vois, la voici, étendue de bas en haut, toute en longueur.
Strepsiandre : Et Sparte, où est-elle ?
Disciple : Ou est-elle ? La voilà.
Strepsiandre : Comme elle est près de nous ! Songez bien à l’écarter de nous, fort loin.
Disciple : Mais cela ne se peut.
Strepsiandre : Alors, il vous en cuira. Ah çà ! Quel est-il donc, celui-là qui est perché dans cette corbeille suspendue ?
Disciple : C’est lui !
Strepsiandre : Qui, lui ?
Disciple : Le maître, Socrate.
Strepsiandre : O Socrate ! Va, toi. Appelle-le moi bien haut.
Disciple : Appelle-le plutôt toi-même ; je n’ai plus le temps. Je m’en vais philosopher.
SCÈNE TROISIÈME. STREPSIANDRE, SOCRATE
Strepsiandre : Socrate ! … Mon petit Socrate !
Socrate : (suspendu dans une corbeille) Pourquoi m’appelles-tu, créature éphémère ?
Strepsiandre : D’abord, que fais-tu là ? Je t’en prie, dis-le moi.
Socrate : Je marche dans les airs et regarde le soleil.
Strepsiandre : Alors, c’est d’une corbeille que tu regardes de haut les astres, et non de la terre, au moins.
Socrate : Jamais, en effet, je n’aurais pu démêler exactement les choses célestes, si je n’avais suspendu mon esprit et confondu ma pensée subtile avec l’air similaire. Si j’étais resté à terre pour observer d’en bas les régions supérieures, je n’aurais jamais rien découvert ; non, car la terre forcément attire à elle la sève de la pensée. C’est exactement ce qui a lieu pour le cresson.
Strepsiandre : Que dis-tu ? La pensée attire la sève dans le cresson ? Voyons, descends, mon petit Socrate, vers moi, afin de m’enseigner les choses pour lesquelles je suis venu.
Socrate : (Atterrissant) Et tu es venu dans quel dessein ?
Strepsiandre : Je veux apprendre à parler. Par le fait des intérêts et de banquiers intraitables, je suis pillé, saccagé ; mes biens sont engagés.
Socrate : Et comment t’es-tu endetté sans t’en apercevoir ?
Strepsiandre : Une maladie de bourse m’a épuisé, celle des voitures, terrible rongeuse, la véhucolite. Mais enseigne-moi l’un de tes deux raisonnements, celui qui ne restitue rien ; et quelque salaire que tu exiges, je jurerai de te le payer, par le Dieu.
Socrate : Dieu ? C’est par lui que tu jureras ? D’abord le Dieu, cette monnaie-là n’a point cours chez nous.
Strepsiandre : Avec quoi jurez-vous donc ? Est-ce avec des pièces de fer, comme à Byzance ?
Socrate : Veux-tu connaître les choses divines clairement, les sciences, et savoir ce qu’elles sont au juste ?
Strepsiandre : Cela me sera utile pour ne rien rendre à mes créanciers ? Oui, s’il y a moyen.
Socrate : Entrer en relation et converser avec l’Esprit, la tête dans les Nuées et les nuages, nos divinités à nous ?
Strepsiandre : Absolument, si cela me donne le pouvoir de persuasion.
Socrate : Assieds-toi donc sur le grabat sacré.
Strepsiandre : Voilà, je suis assis.
Socrate : Prends à présent la couronne que voilà.
Strepsiandre : Pourquoi une couronne ?
Socrate : C’est une cérémonie d’initiation. Il faut bien se rendre les déesses favorables.
Strepsiandre : Et après qu’y gagnerai-je ?
Socrate : Tu deviendras un roué de la parole, une cliquette, une fleur de farine. Mais ne bouge pas.
Strepsiandre : Par Dieu, tu ne me tromperas point : ainsi poudré, je serai fleur de farine.
Socrate : Il faut que le vieillard se recueille et prête l’oreille au chant de l’esprit. Ô maître souverain, Air infini qui soutient la terre suspendue dans l’espace, brillant éther, et vous vénérables déesses, (Pensées nuageuses), qui portez le tonnerre (intellectuel) et la foudre (de la connaissance), levez-vous, apparaissez, ô maîtresses, au penseur, du haut des airs.
Strepsiandre : Pas encore, pas encore (faisant un capuchon de son manteau) que je me sois auparavant enveloppé de ceci pour n’être point trempé. Dire que je suis sorti sans même prendre un bonnet, malheureux ! Les Nuées font tomber une pluie d’idées.
Socrate : Venez donc, Pensées nuageuses tant vénérées, venez-vous montrer à cet homme, soit que vous veniez des cimes montagneuses, des tréfonds des océans ou de je ne sais où encore. Parce que sortir de son esprit, il y a peu de chances.
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